Art? Poètes? Tics?

 

 

Nous aimons écrire parce que nous aimons lire, et aimer lire, ce n’est pas forcément dire que l’on aime lire, même si cela reste très bien vu, quoiqu’on raconte. Nous n’avouons, dans un murmure, l’amour de certains livres qu’avec l’infinie pudeur[1] de rationalistes qui, inquiets mais amusés, décèleraient en eux l’ombre insolente d’un doute mystique. Mieux vaut bien sûr en rire: le plaisir de traquer la contradiction jusqu’à ce qu’elle se trouve elle-même contredite, de chercher sans répit à comprendre d’insondables et merveilleux mystères n’a pas d’égal. Tant de non-sens forcent à une humilité qui serait celle des dieux s’ils nous faisaient la politesse d’exister. La lassitude de toutes les hypothèses peut aussi être grisante.

Il est des messages que nous dirions «magiques» car merveilleux, et ils n’ont nul besoin d’être couchés sur le papier et encore moins prisonniers d’une reliure pour l’être. Les poèmes ne sont que des idées bien habillées de mots et peuvent se dénicher à peu près partout, pour peu que ceux qui les composent soient un brin généreux. Du babil enfantin aux colères sur les murs, des silences amoureux aux bons mots d’un ami, du sourire d’un quidam aux regards que l’on lit, les fulgurances artistiques nous cernent et nous accompagnent, au grand dam de ceux qui disent en faire leur métier. On comprend qu’ils aient tout intérêt à ce qu’il en reste un.

Nous avons pour notre part fait le choix discuté de regrouper des textes dans cet ouvrage pour qu’ils jouissent du pouvoir spectaculaire[2] du livre et qu’ils aient ainsi une chance d’avoir l’air sérieux et respectable[3]. Et puis, en écrivant des livres, nous aimerions « convaincre » ceux qui lisent : résonner chez ceux qui aiment lire et réfléchissent et faire réfléchir ceux qui disent aimer lire mais ne réfléchissent pas. Notez que ces derniers gardent toute notre sympathie: ils ont le mérite d’oser perdre du temps[4].

        Nous ne mettons bien sûr pas tous les livres dans le même sac. Ceux que l’on aime lire exhalent un parfum de vie. Nous espérons, car nous ne sommes pas toujours modestes, que c’est ce même bouquet qui nous pousse à écrire. Il est très doux de fréquenter ce que nous appelons, par paresse guillerette, la vie. Si doux que lorsqu’elle séduit, on décide souvent de la défendre et de la répandre. A défaut de talent, cela demande autant d’ambition que d’humilité.

Il arrive que d’entre ces trois qualités, les deux plus nobles manquent aux contemporains qui publient. Cela ne nous ennuie que dans la mesure où leurs produits deviennent si envahissants qu’ils risquent de nous gâter l’esprit.  Les poètes minuscules, plus spongieux que pongiens, qui enjoignent leurs semblables à se contenter de ce qu’ils ont en faisant le contraire, nous chiffonnent. Les écrivains industriels plus qu’industrieux, qui font passer pour nouveau le pire du poussiéreux et qui ont souvent plusieurs métiers mais ne savent rien faire, nous consternent. Ils ne méritent bien souvent de leur qualité que la dernière syllabe. Rien ne nous afflige cependant plus que ceux dont l’unique vrai talent est de tenter de se soigner en rendant leurs lecteurs malades et qui répètent à l’envi que la seule issue pour tous est la résignation d’un seul.

Ces quelques postures enviées et pourtant bien méprisables s’accordent à merveille aux paresseuses modes idéologiques contemporaines. La caractéristique commune des scribouillards cités ci-devant est d’avoir recours au mensonge, secours des esprits faibles. Non contents de prendre part  à un piteux spectacle en produisant des livres, ils aggravent leur cas en venant mentir, si transparents, dans les médias de masse. Ils cèdent la plupart du temps aux injonctions de leurs conseillers en épicerie qui exigent d’eux un portrait en quatrième de couverture. Ce qui pourrait passer pour un détail est fondamental pour que leurs admirateurs, gourmands d’icônes, puissent reconnaître et adorer avec passivité la vieille lune du littérateur aussi vilain qu’érudit ou de l’écrivain certes superficiel, mais si séduisant! Ces portraits ne sont que les prurits d’ego démesurés. Nous sommes aussi beaux et séduisantes, mais serions très angoissés à l’idée de croiser nos doubles souriants et schizophrènes au détour d’une rue, sur les autobus ou dans les magazines.

Il nous est pourtant difficile de mépriser des semblables. La pire des vanités parvient rarement à masquer une fragilité presque touchante. Et puis, après tout, la soif de célébrité n’est qu’un des cruels malentendus de notre époque: il faut être soi-même capable d’admirer aveuglément pour désirer être admiré aveuglément. Il faut être capable d’adhérer à un mensonge pour avoir la volonté de devenir une illusion. Dans un cas comme dans l’autre, on reste confusément mais assurément triste.  

La tristesse, nous objecteras-tu, est chose bien subjective… La non-pensée contemporaine la situe du côté de ceux qui ne gagnent jamais, du côté de la masse et du dénuement. La plus amère victoire des maîtres de nos sociétés est d’en avoir convaincu tous leurs esclaves. Nous conviendrons pour notre part volontiers - ne pas le faire relèverait du déni de « réalité » - quil doit y avoir un peu de vérité dans cet inquiétant état de choses. Mais on peut avoir un peu raison et rester malgré tout dans lerreur. Cela permet davoir tort avec plus d’assurance. C’est la force de ceux qui disent raisonner en s’y refusant si personne ne les rétribue pour le faire.

        Ces ternes penseurs, qui estiment écrire à contre-courant[5], en prenant bien soin de ne distiller que des idées majoritaires, exaltent l’Individu et en tirent des conclusions souvent bien peu rigoureuses. Chaque individu est certes la somme de sa conscience et de son expérience. Nous sommes sans exception semblablement différents, objectivement subjectifs. Ce constat suffit à redouter toute velléité d’uniformisation qui ne peut être qu’autoritaire. Mais l’idée très répandue selon laquelle les différents s’opposent est un raccourci du même acabit que la sotte dichotomie qui sépare l’individuel et le collectif. Au risque de fâcher ceux qui croient trouver leur compte dans une compétition absurde, ou de faire rire jaune cocu ceux qui n’ont jamais eu la chance de le vérifier, ce qui est bon pour moi est souvent bon pour les autres, ou en tout cas meilleur.

Les donneurs de leçons éculées adorent critiquer l’appât du gain : « on ne mange pas de ce pain-là » se défendent-ils la main sur le cœur, ajoutant aussitôt « malheureusement, on a rien trouvé dautre pour faire tourner le monde ». Nous en sommes bien peinés pour eux et leur rappelons que l’économie nest pas lart damasser, mais d’administrer. L’argent a été une formidable invention, si utile qu’elle en était poétique. Mais qui oserait affirmer qu’il peut remplir une vie ? Sil est une vérité partagée par les riches, du moins ceux qui ne sont pas devenus fous, c’est bien que l’argent est d’autant plus dangereux que les crétins croient qu’il fait le bonheur.

        Les plus religieux de nos contemporains ont du mal à se défaire d’une balourde soif d’absolu. Ils se sentent déborder d’altruisme, et sont convaincus qu’il vaut mieux adhérer à un mensonge aussi généreux que béat qu’à toute vérité relative. Cela demande certes beaucoup moins d’efforts. On commet les pêchés qu’on peut. Débiter le monde en tranches de « Bien » et de « Mal », ou au contraire deffets et de causes na jamais permis de résoudre le mystère de la vie.

Enfin, pour en finir avec un malentendu très à la mode, il nous faut bien évoquer la trame de la séparation, et à cet effet recourir à des métaphores inévitablement déloyales… Malgré quelques tentatives plus ou moins malheureuses, l’Histoire renâcle à se diminuer sur un écran. En matière de comédie, le rôle le plus inconfortable reste, malgré tous les paradoxes que cela comporte, celui des spectateurs. Le rôle de ceux qui n’ont pas conscience de choisir un rôle. Le rôle de ceux qui l’ont choisi et font mine de se demander pourquoi ça coince.

Reconnaissons au moins un mérite aux idéologues dominants de notre époque : ils ont en grande partie réussi à transformer leurs tristes délires en réalité objective et bien paradoxale. Notre époque nous permet presque tout, mais jamais surpuissance n’a si richement rimé avec impuissance. Tout est possibles, et ils nous somment de rester convaincus de notre incapacité à agir sur nos destins individuels et collectifs. La réalité résiste pourtant partout à cette poisseuse croyance. Foin de fausses modesties, nous essaierons de contribuer à la construction d’utopies créatrices en y apportant nos pierres poétiques, nos briques philosophiques et nos pavés rieurs.

Notre plus grande crainte est que nos idées soient acceptées sans être comprises[6]. Une idée meurt dès que l’on s’en contente et ne doit servir qu’à être dépassée. Ce processus est l’espoir de tout artiste honnête. Les idées doivent se soumettre à la dérive permanente de l’échange le plus direct possible pour la bonne et simple raison que sans toi, lecteur, elles n’existent pas.

Nous savons que nos idées ne sont pas toujours faciles à comprendre et nous en félicitons à plusieurs titres. Il n’est pas certain qu’une même idée puisse être comprise par deux personnes de la même façon et surtout, nous nous gaussons de tous les exégètes exclusifs qui exhibent leurs privilèges culturels avec autant de jalousie et de vulgarité que leurs privilèges sociaux. Contre les aristocrates de la pensée, engoncés dans leur obsession de reconnaissances[7], nous sommes des sans-culottes qui appelons le peuple à écrire, parler, chanter et danser plutôt qu’à lire, écouter ou regarder les produits du marché. Ensemble, faisons danser la carmagnole à tous ceux qui croient et voudraient nous faire croire que la vie est à vendre, ou que la poésie est affaire de classes. Mais attention ! Il ne suffit pas de le dire. Il vaut mieux se taire et le penser…

Conformistes, devenez[8] avant-gardistes et anticipez la pitoyable disparition des idées aujourd’hui majoritaires… L’idéologie marchande était peut-être à l’origine généreuse et lucide, mais ses avatars s’entêtent depuis trop longtemps dans l’échec.

La morgue des marchands et la bêtise de leurs valets organisateurs du silence devient, à notre grand joie, insupportable.

Ils ont oublié le rêve et n’obéissent qu’à la résignation et la menace du pire pour défendre ce qu’ils croient être leurs intérêts[9].

        Précipitez-donc l’agonie de ce très vieux monde qui se maquille en jeunesse, qui feint d’ignorer que son rimmel dégouline et que son gras crépit de fond de teint ne suffit plus à masquer ses fics et ses flics.

Ne perdez pas de temps: le monde des marchands se fissure de toute part, car bien quils clament le contraire, les marchands ont peur.

Un sentiment à ce point stérile[10] n’a jamais pu être érigé en fondement d’une civilisation.

La peur est toujours une décadence. Elle se décline en milliers de solitudes qui frayent avec la mort.

Navrés. Nous préférons la vie.

Table des matières



[1]Les lecteurs de (grande) surface sont rarement pudiques car au fond, quand ils parlent des livres, ils ne parlent pas d’eux ; ils feignent se satisfaire de ressasser ce que dautres ont dit à leur place, ou ce quils ont entendu que dautres disaient à leur place…Bref, bien peu d’idées leur appartiennent vraiment et leur compagnie lasse. Quel bonheur, par contre, de pouvoir se mettre à nu entre lecteurs aussi audacieux que pudiques…

[2]Au contraire des paroles, un texte est toujours trompeur : quel que soit son potentiel de rage ou de subversion, son vernis est lissé et les aspérités, accidents et aléas de sa mise en forme, bien que signifiants, disparaissent au profit d’une cohésion qui n’est qu’apparente. Entre nous soit dit et même si ça fait péteux.

[3] La plupart des auteurs des textes qui suivront « souffrent » dun cruel déficit de respectabilité. Ils en sont bien aise.

[4] Sans doute devraient-ils s’essayer à le perdre de façon plus efficace d’une autre manière. Il y en a des milliers.

[5] Il faut toujours paraître « nouveau », même si lon ne fait que recycler. Pourtant, l «inédit », nexiste qu’à partir du moment où il est reconnu comme tel. Il est alors déjà trop tard.

[6]Les idées mal comprises, on finit toujours par leur faire plus de tort que de bien. On le voit bien avec 68 : Ceux qui nont rien compris (donc pas vécu grand-chose) à cette époque le regrettent et sen vengent toujours aujourdhui, après avoir rongé leur frein pendant des années. Mais ils sont aidés en cela par ceux qui ont cru y comprendre quelque chose, mais qui n’ont en réalité été que des conformistes de l’anticonformisme. Ils dénoncent aujourd’hui ces contradictions comme celles d’une génération, alors qu’elles n’ont été que les leurs. Mais nous ne voudrions pas radoter Hocquenghem; un demi-siècle plus tard, en dépit des  apparences, les plus morts ne sont pas ceux que l’on  croit…

[7] « Reconnaissance » aux deux sens du terme: quils ressentent un impérieux besoin d’être aimés, personne nen douteMais comment découvrir ou rencontrer lorsque l’on s’entête à vouloir « re-connaître » ?

[8] Et pardonnez-nous l’usage autoritaire de l’impératif. Il ne s’agit ici que d’un conseil…

[9] D’un point de vue stratégique, il vaut certes mieux travailler à s’entendre avec tous les terriens que céder à la prétendue cohérence de concourir avec tous ses semblables.

[10] Entendons-nous bien : la peur est toujours vaine  pour ceux qui l’éprouvent, pas pour ceux qui l’entretiennent…