La sale
gueule du travail
Non sans jubilation et
bercés par une joie malicieuse[1],
nous allons céans entreprendre la critique d’une valeur dominante que nous
tenons pour une des pires pestes idéologiques qui soit. Nous n’attendons de
toi, lecteur, que de la complicité ou du dégoût : nous croyons ne pas pouvoir
nous tromper complètement en étant si aimables… ou
si agaçants.
Depuis trop longtemps,
cette idole est l’objet d’un triste consensus philosophique et politique qui
réconcilie les pires ennemis. Le travail est une valeur centrale et fondatrice
pour les bourgeois comme pour les prolos, pour les stals comme pour les fachos,
pour les socs’dém comme pour les trotskos, pour les capitalistes comme pour les
communistes, pour les « néolibéraux » comme pour les « néolibéraux »…[2]. Le caractère
fondamental de la valeur travail est la seule chose sur laquelle tombent
d’accord l’étouffante majorité des syndicalistes et la totalité des patrons,
qui aiment pourtant à faire croire, devant les journalistes, qu’ils ne sont
d’accord sur rien. Cette valeur semble relever pour eux de l’intuition
profonde, de la Révélation, à tel point qu’ils oublient toujours d’en parler,
au fond.
Mais accordons notre
indulgence à tous ces jobards…Nous avons nous-mêmes encore trop tendance à
croire que l’Histoire pourrait être autre chose qu’une construction humaine.
C’est qu’il en a fallu, du travail, à nos lointains ancêtres, pour parvenir à
combattre, à maîtriser puis dominer la nature! Depuis l’aube
des temps, il a fallu survivre, et gagner son pain à
la sueur de son front. Des gens très bien n’ont pas manqué de nous le rappeler
au cours de notre histoire… Mais entend-on de nos jours le mot
« travail » tel qu’on le comprenait il y a
deux mille ans, alors qu’il n’existait même pas? Sommes-nous condamnés à
demeurer néandertaliens dans la pensée? Nos lointains aïeux travaillaient-ils
parce que leur humaine condition le leur imposait, ou uniquement lorsqu’ils
n’en
avaient pas le choix?
Là réside tout l’intérêt à remettre en cause
la valeur travail : Au-delà d’une mystification
conjoncturelle laborieusement entretenue - souvent à leur insu, les
idiots ! - par les chantres du
turbin, il s’agit bien d’un mensonge vieux de
millénaires. Et l’on voudrait continuer à
nous faire croire que le travail est, au même titre qu’il y a et
pendant des milliers d’années, indispensable à notre survie, alors qu’il n’a
jamais été aussi superflu et néfaste.
Par le passé, les
maîtres ou les faibles d’esprits pouvaient se permettre d’agiter la menace
calotine : « L’oisiveté
est mère de tous les vices »…
Et l’enfer n’était pas loin.
Heureusement, de nos jours, plus personne ne croit à
ces fadaises[3].
Mais il y a beaucoup d’autres façons de faire adhérer nos contemporains au
mensonge du travail, et après cette entrée en matière bien peu scientifique[4],
nous tenterons de les mettre en lumière.
Il est de bon ton, par les temps qui courent,
d’avoir le mot « paresseux » à
la bouche. Ceux qui en abusent se donnent en général
beaucoup de peine pour policer leur maigres vacances et s’en trouvent bien
amers d’y préférer le chagrin. On entend souvent lors des actualités des
témoignages indiscutablement indiscutables de gens qui n’ont pas l’air content
du tout du sort… des autres. Des « agriculteurs »[5], des commerçants, des
artisans, des cadres, des représentants de commerces, des patrons, bref, des
gens qui disent travailler énormément reprochent aux fonctionnaires, chômeurs
et autres cossards de n’en point faire assez. Qu’on les rassure : les rangs de
leurs corporations sont elles-mêmes sévèrement contaminés par le virus de la
paresse et à l’inverse, bien des gens « qui coûtent
de l’argent à l’Etat »
contrarient avec un zèle incongru leur prestige de fumistes.
En tous cas, s’il nous est permis d’assimiler la
paresse à un défaut de courage, cette
affaire est une fois de plus celle de la paille et de la poutre. Si les
apôtres du turbin ne sont pas paresseux[6]
ils ont du moins souvent très peur de l’effort : peur de l’effort
de réfléchir, peur de l’effort
de comprendre que nous n’avons pas tous la même définition du mot
« effort », peur de sortir du lot, de faire un pas de côté,
peur de se faire remarquer, peur du vide qu’ils essaient vainement
de combler. N’est-ce pas de la paresse, ou au moins de la
peur, que de faire en sorte de s’occuper toujours, toujours, pour ne jamais
s’accorder le temps de réfléchir ou de douter ? Cette panique existentielle les
rend souvent violents, aussi violents que la norme à
laquelle ils craignent tant de désobéir
et qu’ils contribuent à imposer. Il n’y
a rien dont il ne faille avoir plus peur que des gens qui ont peur.
La paresse pourrait également être une crainte
de la difficulté. Mais là encore, il est toujours plus complexe d’essayer de
fuir et de disparaître vers là où les autres ne vont pas. Il est en revanche
plus compliqué, c’est exact et bien logique, de demeurer coincé dans l’étroite
majorité du plus grand nombre. Nous célébrons aussi le « dépassement
de soi » et raffolons des « challenges »
les plus ambitieux. Aucun ne nous tient ainsi plus à cœur que celui de vivre
ensemble sans dépérir séparés. La facilité ne se trouve pas toujours où l’on
croit : se penser singulier et unique en se vautrant dans les idées
majoritaires exige bien moins de rigueur et d’énergie que de s’extirper
des carcans d’aujourd’hui pour contribuer à tracer des lignes de demain. Cela
procure aussi, et c’est heureux, beaucoup moins de plaisir…
Bien sûr, il faut
s’entendre sur la définition du mot « travail »[7]. Nous ne faisons pas
allusion ici à la «valeur travail» du brillant Karl. Nos propos ne se limitent
malheureusement pas à la sphère économystique et notre définition de la
« valeur travail » dépasse
allègrement les mornes horizons de la plus-value. La
bourgeoisie (pour aller vite et avoir une chance de convaincre de nombreux
camarades, qui en ont eux aussi bien besoin) a remporté une victoire cruciale
en parvenant à faire assimiler le travail au salariat, aux heures de bureau,
d’usine ou autres aliénations plus sournoisement modernes. Les imaginaires
religieux, moraux, politiques et parfois philosophiques dominants ont donc fait
en sorte de mettre dans le même sac l’épanouissement de la rencontre, de la
réalisation de soi, de la construction autonome et collective et l’aliénation,
l’autodestruction, le ressentiment, la tristesse.
Le travail que l’on
essaie de nous vendre a une sale gueule.
La
sale gueule du travail, c’est celle que dessinent l’immense majorité de ceux
qui en parlent. C’est le temps volé à la fois à tous ceux qui n’ont même plus
le loisir d’en parler et à ceux qui ne parlent plus que de ça. C’est un fétiche
qui amoche ceux qui n’en ont pas et bousille ceux qui en ont un. C’est une
poisse qui nous prive de donner du sens à nos vies, ce dont tout utopiste
raisonnable entend se débarrasser avec le plus de diligence et de zèle
possibles.
La sale gueule du
travail, c’est l’inutile rendu indispensable, le vain travesti en fondamental,
l’absurdité devenue logique. La sale gueule du travail, ce n’est pas se faire
du bien; c’est ne pas avoir le choix.
La sale gueule du
travail, c’est le salariat vidé de tout ce qui est don, altruisme,
désintéressement et partage[8].
La sale gueule du
travail, c’est ce que les parents osent souhaiter à leurs enfants en sachant
qu’ils en baveront plus qu’eux.
La sale gueule du
travail, c’est la victoire de la soumission sur l’intelligence.
La sale gueule du
travail, ce sont des individus qui meurent par défaut de collectif.
La sale gueule du
travail, c’est penser s’en sortir en écrasant les autres et se faire écraser de
ne jamais penser que cela peut se passer de bien d’autres façons.
La sale gueule du
travail, c’est une souffrance qui malgré son intensité ne parvient pas toujours
à réduire l’humain à un objet. C’est l’universelle aliénation de l’économie et
du pouvoir, ou du pouvoir et de l’économie. C’est une tristesse fondamentale
qu’il est impossible d’inverser totalement pour la transformer en joie
authentique.
La sale gueule du
travail, quand tu es riche, tu la vantes et tu la défends parce que tu crois
qu’elle t’enrichit et quand tu es pauvre, tu en rêves et tu la mendies, parce
qu’on t’a convaincu qu’elle te rendrait moins pauvre.
Mais comment parvient à
s’imposer une telle mystification ? Car la critique du travail ne se
contente pas de faire aboyer ceux qui s’échinent à la défendre pour préserver
leurs intérêts, elle crispe aussi beaucoup de braves gens. Des gens comme vous
et nous, qui ont la naïve intuition de penser que chacun est en droit de goûter
la vraie vie et que cela demande beaucoup d’efforts. Là s’opère le glissement
fatal : Ce n’est pas le travail aliéné
qui nous construit. Au contraire, il détruit à
des degrés divers la plupart d’entre
nous. Même les cadres d’entreprises, les « exécutifs »,
corps d’élite de l’armée
des zélateurs du trimard, osent avouer, loin de leurs
chefs, que le taf les emmerde. Il était grand temps qu’ils cessent de confondre
le travail et la vie.
Le travail ne mériterait
pas son origine étymologique si l’on ne devait travailler que parce qu’on l’a
décidé soi-même, mais c’est lorsqu’on commence à marner pour quelqu’un de vide
ou quelque chose de vain qu’il devient une torture. Le travail a une sale
gueule et ceux qui trouvent une quelconque satisfaction au trimard ne lui
doivent rien. Il est sans doute possible d’être content d’y aller mais on est
toujours content quand on le quitte. On peut aussi avoir des idées, faire des
rencontres et quantité d’heureuses choses dans un « contexte
professionnel ». La joie qu’on en tire n’a
rien pourtant à voir avec le travail, mais avec la vie. C’est
cette confusion fondamentale qu’entretiennent plus ou moins sciemment les
pantins médiatiques qui tiennent lieu d’avant-garde inversée de notre époque
intellectuellement morose. Ils sont relayés par une foule d’imbéciles qui,
pressentant l’embrouille de manière confuse et diffuse, se rassurent et
refoulent leurs douloureuses contradictions en martelant que le travail est une
condition indispensable de l’équilibre et de l’épanouissement dont ils
continuent pourtant à rêver après des années de bons et loyaux sévices.
Que les patrons, et tous
ceux qui font bosser les autres pour eux chantent les louanges de la corvée,
cela n’étonne personne. Mais il paraît bien plus périlleux de justifier la
collaboration active de tous les masochistes qui chaque jour vont pointer et
persistent à donner raison à leurs bourreaux. Même ceux à qui on nie tout droit
à une existence autonome en les catégorisant en « demandeurs d’emploi »
sont parfois prêts à tout pour en trouver. L’idée
qu’avoir un boulot de merde vaut mieux que ne pas
avoir de boulot du tout est – dit-on dans les journaux - communément admise.
Dans ces conditions, tous les employeurs privés (ou publics) ont beau jeu de se
livrer à un chantage qui dure maintenant depuis plusieurs décennies. Ils font
ainsi d’une pierre deux coups en augmentant sans cesse, toujours plus vite,
leurs profits[9]
et en entretenant une obsession qui paralyse tout sens critique et qui obnubile
la plupart de ceux qui pourraient enfin avoir le loisir de réfléchir.
Bref, tous restent bien
dociles.
Il est plus que jamais
dangereux d’accorder à la plèbe le temps de penser. C’est lorsque que l’on
commence à réfléchir que l’on se met à dérouler la pelote du mensonge et du
cynisme qui fondent nos sociétés. Il s’agit d’épuiser tous ceux qui ont un
travail en ne leur laissant que des libertés utiles à la permanence d’un
système[10]:
devenir toujours plus triste devant la boîte à images, se bousculer pour
acheter du vide dans les magasins (grands de préférence, on y perd plus de
temps et on en ressort plus merdique), avoir l’illusion de rencontrer des
gens pour se rassurer et se convaincre qu’on est bien le meilleur
ou qu’au moins, il y a pire… Pendant
ce temps, tous ceux qui n’ont pas de travail ne pensent qu’à
en avoir un pour pouvoir à leur tour prendre leur rôle.
Il y eut toutefois, il
n’y a pas si longtemps, des époques heureuses pour certains car dangereuses
pour les privilèges d’autres où l’on criait que l’on ne travaillerait jamais,
que l’on avait bien d’autres charmants loisirs à honorer et qu’un soupçon
d’astuce pouvait nous aider à vivre en intelligence sans condamner l’espèce.
Mais depuis, sauf le respect de nos aînés médiatiques ou non, l’époque est plutôt au reniement et à la
décadence de la pensée. C’est ainsi que l’on se retrouve aujourd’hui la tête
coincée dans un étau idéologique. Les pâh-trOns, les zhomes monopolhitiques et
les médiocres médiatiques, concourent à qui mieux-mieux à « réhabiliter
le travail », se livrent à un chantage au chômage
pour imposer toujours plus de précarité, d’inégalités et de tristesse. Nous
tentons bien de nous abriter de ces diarrhées
idéologiques et n’en ferions aucun cas si nous n’étions pas
concernés. Mais cette tristesse nous
irrite, car elle déborde et répand sa bave dans nos rues, dans nos bistrots,
dans nos têtes et celle de nos proches.
Nous pensons au contraire qu’à quelque chose,
chômage est bon… Si l’absence d’emploi
est souvent considéré comme une calamité
(ou un châtiment dont le chômeur serait le principal
responsable), ce n’est vraiment pas parce dans ce cas, on ne va pas
s’assommer au chagrin. Si le chômage apparaît comme une épreuve, c’est parce
que certaines effluves idéologiques nous poussent à le considérer comme tel. Si
le chômeur souffre, c’est parce que ces mêmes miasmes idéologiques s’éreintent
à détruire tout endroit de socialisation qui ne soit pas rentable, tout lien
social non publicitaire donc commercial, à dresser les individus les uns contre
les autres pour qu’ils puissent offrir le meilleur d’eux-mêmes à... leurs
actionnaires et leurs patrons. Le milieu professionnel enregistre en la matière
des succès notoires : il n’est pas d’endroit aussi rêvé pour stimuler son
individualisme et faire prévaloir son intérêt personnel sur l’intérêt
collectif. Au boulot et à tous ses échelons, les gens malades de sociabilité
peuvent enfin se trouver des ennemis et occuper leur existence à les harceler,
sans se dire à aucun moment qu’ils pourraient être les marionnettes d’un
système qui ne leur rapporte rien. En ce qui nous concerne, et tant pis pour
ceux que cela attriste, nous n’avons aucune envie de perdre du temps à nous
chercher des ennemis. Ce temps, nous préférons de loin l’employer à trouver des
amis.
« Mon
Dieu ! - nous réplique-t-on à
l’envie- Que connaissez-vous de la pauvreté et qui
êtes-vous pour en parler ? Il est si facile d’être effronté quand on n’a pas une
famille à nourrir! Savez-vous ce que c’est que de ne pas réussir à joindre les
deux bouts ? ».
Nous
sommes simplement convaincus que la vraie misère n’est pas celle que l’on
croit, et que l’indignation ne révèle rarement autre chose que de réelles
difficultés à assumer des contradictions personnelles. Nous avons également cru
constater que lorsque que des baudruches en appellent au sens moral, elles parlent
pour elles-mêmes mais toujours à la place de ceux qu’elles prétendent défendre[11].
Et puis nous n’aimons pas qu’on nous parle sur ce ton.
Car
dans le fond, qui est vraiment cynique? Nos sociétés font hardiment mine de
courir après le « plein emploi » depuis plus de quarante
années, beaucoup plus longues pour certains que pour d’autres, après plus de
« flexibilité »,
de « précarité »,
de « mobilité »,
d’ « employabilité »,
de « séparabilité »,
bref, d’exploitation. Et si dans des pays amis, plus « efficaces »
au sens inquiétant du terme, on arrive à s’approcher du plein emploi, on prend
bien soin de garder une marge suffisante d’indigents pour permettre un
appauvrissement généralisé flanqué d’un apprentissage discipliné de la
soumission.
Notre
intention n’est nullement de nous moquer de la souffrance de quiconque, mais
justement de démasquer les pantins qui s’érigent en gardiens des tabous
fondateurs d’inégalités, ceux qui vivent très mal leur connivence avec un
système inique et qui s’acharnent à vouloir le changer en profondeur à une
seule condition : que tout reste à peu près pareil et qu’on continue à survivre
tranquillement. Après tout, on est toujours mieux à notre place que tous ces
pauvres gens qui en bavent…
Qui est immoral, quand
il est plus mal vu de cracher sur le turbin que de délinquer en col
blanc ? On dénonce plus facilement les pauvres « profiteurs »
ou « parasites » que des
patrons incompétents qui gagnent dix-mille fois plus. Notons que
de temps en temps, on en envoie un en prison pour riches pendant que les autres
continuent à essayer d’apaiser leur pathologique soif d'espèces.
Qui est immoral, quand
certains osent encore utiliser le mot « exclusion »,
alors que c’est précisément
ce mot qui exclut ? Dès qu’on
l’utilise,
on se rassure en s’affirmant « inclus » :
Nous, on a un travail. Un chômeur doit forcément
être
triste : il ne peut pas comme nous, aller surconsommer dans les très
grands magasins, accéder à des rêves
de niais devenus réalités comme les grosses
voitures de cross, le heaume-vidéo ou les prothèses ondulatoires, s’acheter des vêtements que tout le monde
porte ou payer pour partir en vacances dans des lieux plus atroces encore que
ceux où l’on survit le reste du temps.
Les « exclus »
seraient donc nos victimes expiatoires, victimes d’une malédiction qui nous
dépasse, nous laisse impuissants, un fléau presque transcendantal, mystérieux
et arbitraire comme les tornades ou la maladie (qui, elles non plus, ne tombent
pas toujours du ciel…). Et puis, lorsqu’on est exclu, « on est toujours un
petit peu coupable », au moins de devoir supporter ce dont tout le
monde a peur…
L’exclusion n’a pas de
réalité objective. L’exclusion, ça n’existe pas. La pauvreté et son extrême,
si. Nos sociétés ne doivent pas s’en tirer
à si bon compte, sans avoir à assumer un « dehors »
dont elles ne seraient pas responsables. Il est d’ailleurs à
prévoir que ce sont les chômeurs
heureux qui les sauveront, en démontrant par l’exemple
que l’on peut être épanoui
en méprisant les valeurs dominantes, et que cela est
non seulement conseillé, mais vital. Il est tout de même très séduisant de
quitter un cauchemar pour un espoir bien aisé à concevoir avec un peu de bon
sens. La fin des excès du travail aliénant nous laissera le temps de penser,
réfléchir et créer des choses bien plus alléchantes et c’est pour notre part
d’excellente humeur que nous irons pointer à l’auto organisation collective de
nos destins un petit peu plus choisis.
Aux
tristes semblables qui disent s’épanouir à amasser, sans se douter que c’est là
un des symptôme de leur paranoïa alimentée par la peur permanente de perdre un
peu de leur pactole, nous fredonnons, sereins, une toute autre musique.
Contrairement à ce qu’ils aiment prétendre, notre vision des choses n’est pas idéologique
ni contradictoire avec nos existences mais bien empirique car avérée par nos
réalités. Nous serons sans doute d’accord avec eux pour penser que l’autonomie
est la condition première de l’épanouissement, mais doutons que nous ayons la
même conception de l’autonomie. La nôtre n’a rien à voir avec l’argent ou le
pouvoir qui peuvent donner l’illusion de la puissance mais qui séparent et
alièneront toujours. Nous préférons cuisiner qu’acheter un service qui peut
être un plaisir, jouer et chanter plutôt que nous contenter de regarder
d’autres le faire, courir et nager que gagner, inventer l’amour plutôt que nous
conformer aux mensonges qui courent sur son compte. Nous cherchons davantage à
avoir des idées que nous évertuer à recycler celles qui depuis des siècles
pourrissent irrémédiablement dans le formol de l’injustice. Nous ne prétendons
pas être capables – cela serait bien présomptueux - de jouir de tous les
plaisirs qui nous sont offerts mais sommes déterminés à être acteurs du plus
grand nombre d’entre eux. C’est pourquoi nous recherchons toutes celles et ceux
qui, intuitivement ou non, partagent notre amour du don, direct et non
monnayable. Le temps consacré à étancher cette soif de joie est à notre avis le
seul qui nous appartienne vraiment ; c’est pour cette raison que nous en réclamerons
toujours plus, pour tout le monde. Par bonheur, l’autonomie croît de façon
exponentielle, jusqu’à faire oublier le temps. Dans le fond, nous aimons
travailler, mais toujours à l’établissement conscient, collectif et poétique
d’une nouvelle civilisation[12].
Qui serait assez fou
pour refuser d’avoir enfin le temps d’écouter les enfants, de profiter de la
nature avec infiniment plus de bénéfice que sa destruction n’en permet, de
gagner du temps à regarder les nuages ou –encore !- des enfants[13]
le cul dans l’herbe tendre, de peindre ou d’écrire soi-même son quotidien ?
Nous sommes même disposés à cultiver des jardins, bâtir des maisons belles et
solides, suer sur des poèmes, construire des chansons ou penser des écoles buissonnières
ou tous seraient heureux d’aller[14]...
Ce projet contient le
danger et le charme de l’incertitude, mais ne devient-il pas urgent lorsqu’on
en arrive à sanctionner les punis et céder toujours plus de notre quotidien au
néant des marchands ? Il est difficile de vénérer
les valeurs de la compétition -« tous contre tous ! »-
et de l’argent -« rien
n’est
offert ! »- sans vivre malade. Nous conseillons humblement
mais avec force une posologie différente, car les
tranquillisants n’ont jamais guéri personne et le PIB d’une
nation n’est pas grand-chose au regard du taux de suicide
de sa jeunesse. Commençons donc par cultiver la coopération et le don. Ces
utopies nous font bien moins peur que les râles de piètres augures qui
n’entrevoient qu’un avenir castré d’espoir. Présenter l’avenir comme une
souffrance est construire de toute pièce cette souffrance.
Pour être moins
lyriques, il faut d’urgence fuir le travail, abolir les profits et les salaires
ou à défaut offrir à chacun-e un salaire d’humain, un digne revenu d’existence[15].
Le vingt et unième siècle sera paresseux, au sens joyeux du terme, ou ne sera
pas.
Et que vivent la justice et la lutte, les pauvres généreux, les riches malheureux et les chômeurs poètes…
[1] Comme il est
doux de bousculer les habitudes !
[2] La « libre
concurrence » qui devrait être
source de saine émulation relève
du mythe. Il est bien légitime de se
demander ce qui cloche lorsqu’une même idéologie fait de tous
ceux qui la partagent des concurrents, des ennemis.
[3] Disons-le vite, l’avenir pourrait nous
faire mentir. Quoi qu’il arrive et en
ce qui nous concerne, dès que nous entendons parler de morale - religieuse ou
laïque, mais toujours magique, au sens terne du terme - nous sortons notre
coussin péteur…
[4] Le temps nous manque: nous ne sommes pas nés avec une cuillère en argent dans la
bouche et devons travailler pour becqueter. Et puis faire l’histoire du travail
nous en demanderait trop.
[5] Paysans castrés de
leur autonomie qui ont choisi le camp de « ceux qui savent mieux qu’eux »…
[6] Calibre-t-on la paresse au nombre d’idées, d’heures de
sommeil, d’heures de travail ?
[7] Il faut toujours s’entendre sur les
définitions pour avoir une chance de tomber d’accord avec ses adversaires et
s’apercevoir que l’on ne l’est pas forcément avec ses alliés.
[8] Avant de crier
« mort au salariat ! », assurons-nous d’abord
que des propos si radicots soient vérifiables par les premiers concernés, où
ils ne pourront pas nous croire. Désolés d’en informer les jeunes oisifs
bien-nés qui finiront dans la « com’ »:
La poésie n’est pas absente des
ateliers et des cuisines, des écoles ou même
des bureaux !
[9] Pendant longtemps,
faire des profits devait se faire dans la discrétion. Les rupins d’aujourd’hui
ont remplacé cette prudente pudeur par l’arrogance. Une arrogance
outrancière qui a souvent été le prélude
aux changements historiques importants…
[10] Ne levez pas la
tête pour le chercher, le système, c’est nous tous.
[11] Ne nous méprenons pas, on a bien sûr
le droit d’être moral (nous conseillons
pour notre part d’être éthique), mais merci de ne pas s’en servir comme
grille de lecture ou simple argument :si l’on doit reconnaître une
victoire à notre époque, c’est bien celle d’en avoir enfin fini avec la morale,
concept plus que douteux.
[12] Comme le disaient
d’autres qui, on le voit, ne manquaient pas non plus de modestie, les
bougres !
[13] Entendons-nous bien ; les enfants, on peut s’en
passer, hein…
[14] Nous les entendons
d’ici, ceux qui grognent qu’ « une vie n’est pas facile à
remplir », et qu’ « il n’y a rien de pire que d’être un roi sans
divertissement ». Le salariat, loin de remplir les existences, contribue à
les vider. Il est par contre bien des passions gratuites qu’une vie ne suffira
jamais à assouvir. Manquer de temps n’est qu’un tracas somme toute bien
accessoire lorsqu’il vous est arrivé de presser la vie jusqu’à ce que la mort
n’en devienne que dommage…
[15] Ne comptez pas sur nous pour nous
sentir obligés de prouver que c’est possible: cela a déjà été fait. Mais il n’est pire sourd que celui qui
ne veut entendre.