La sale gueule du travail

 

 

" Tremblez, cloportes !
Un pilier de votre vieux monde s’écroule enfin
Sages et fous sont désormais cohortes
Et gazouillent ensemble : « Mort au turbin ! "

 

" Ay, hijo…Ay, hijo…¡Ya vale de pringar!"

Non sans jubilation et bercés par une joie malicieuse[1], nous allons céans entreprendre la critique d’une valeur dominante que nous tenons pour une des pires pestes idéologiques qui soit. Nous n’attendons de toi, lecteur, que de la complicité ou du dégoût : nous croyons ne pas pouvoir nous tromper complètement en étant si aimables ou si agaçants.

Depuis trop longtemps, cette idole est l’objet d’un triste consensus philosophique et politique qui réconcilie les pires ennemis. Le travail est une valeur centrale et fondatrice pour les bourgeois comme pour les prolos, pour les stals comme pour les fachos, pour les socs’dém comme pour les trotskos, pour les capitalistes comme pour les communistes, pour les « néolibéraux » comme pour les « néolibéraux »…[2]. Le caractère fondamental de la valeur travail est la seule chose sur laquelle tombent d’accord l’étouffante majorité des syndicalistes et la totalité des patrons, qui aiment pourtant à faire croire, devant les journalistes, qu’ils ne sont d’accord sur rien. Cette valeur semble relever pour eux de l’intuition profonde, de la Révélation, à tel point qu’ils oublient toujours d’en parler, au fond.

Mais accordons notre indulgence à tous ces jobards…Nous avons nous-mêmes encore trop tendance à croire que l’Histoire pourrait être autre chose qu’une construction humaine. C’est qu’il en a fallu, du travail, à nos lointains ancêtres, pour parvenir à combattre, à maîtriser puis dominer la nature! Depuis laube des temps, il a fallu survivre, et gagner son pain à la sueur de son front. Des gens très bien n’ont pas manqué de nous le rappeler au cours de notre histoire… Mais entend-on de nos jours le mot « travail » tel quon le comprenait il y a deux mille ans, alors qu’il n’existait même pas? Sommes-nous condamnés à demeurer néandertaliens dans la pensée? Nos lointains aïeux travaillaient-ils parce que leur humaine condition le leur imposait, ou uniquement lorsquils nen avaient pas le choix?

 Là réside tout l’intérêt à remettre en cause la valeur travail : Au-delà dune mystification conjoncturelle laborieusement entretenue - souvent à leur insu, les idiots ! -  par les chantres du turbin, il sagit bien dun mensonge vieux de millénaires. Et lon voudrait continuer à nous faire croire que le travail est, au même titre qu’il y a et pendant des milliers d’années, indispensable à notre survie, alors qu’il n’a jamais été aussi superflu et néfaste.

Par le passé, les maîtres ou les faibles d’esprits pouvaient se permettre d’agiter la menace calotine : « Loisiveté est mère de tous les vices »… Et lenfer n’était pas loin. Heureusement, de nos jours, plus personne ne croit à ces fadaises[3]. Mais il y a beaucoup d’autres façons de faire adhérer nos contemporains au mensonge du travail, et après cette entrée en matière bien peu scientifique[4], nous tenterons de les mettre en lumière.

Il est de bon ton, par les temps qui courent, d’avoir le mot « paresseux » à la bouche. Ceux qui en abusent se donnent en général beaucoup de peine pour policer leur maigres vacances et s’en trouvent bien amers d’y préférer le chagrin. On entend souvent lors des actualités des témoignages indiscutablement indiscutables de gens qui n’ont pas l’air content du tout du sort… des autres. Des « agriculteurs »[5], des commerçants, des artisans, des cadres, des représentants de commerces, des patrons, bref, des gens qui disent travailler énormément reprochent aux fonctionnaires, chômeurs et autres cossards de n’en point faire assez. Qu’on les rassure : les rangs de leurs corporations sont elles-mêmes sévèrement contaminés par le virus de la paresse et à l’inverse, bien des gens « qui coûtent de largent à lEtat » contrarient avec un zèle incongru leur prestige de fumistes.

En tous cas, s’il nous est permis d’assimiler la paresse à un défaut de courage, cette  affaire est une fois de plus celle de la paille et de la poutre. Si les apôtres du turbin ne sont pas paresseux[6] ils ont du moins souvent très peur de leffort : peur de leffort de réfléchir, peur de l’effort de comprendre que nous n’avons pas tous la même définition du mot « effort », peur de sortir du lot, de faire un pas de côté, peur de se faire remarquer, peur du vide quils essaient vainement de combler. Nest-ce pas de la paresse, ou au moins de la peur, que de faire en sorte de s’occuper toujours, toujours, pour ne jamais s’accorder le temps de réfléchir ou de douter ? Cette panique existentielle les rend souvent violents, aussi violents que la norme à laquelle ils craignent tant de désobéir et qu’ils contribuent à imposer.  Il n’y a rien dont il ne faille avoir plus peur que des gens qui ont peur.

La paresse pourrait également être une crainte de la difficulté. Mais là encore, il est toujours plus complexe d’essayer de fuir et de disparaître vers là où les autres ne vont pas. Il est en revanche plus compliqué, c’est exact et bien logique, de demeurer coincé dans l’étroite majorité du plus grand nombre. Nous célébrons aussi le « dépassement de soi » et raffolons des « challenges » les plus ambitieux. Aucun ne nous tient ainsi plus à cœur que celui de vivre ensemble sans dépérir séparés. La facilité ne se trouve pas toujours où l’on croit : se penser singulier et unique en se vautrant dans les idées majoritaires exige bien moins de rigueur et d’énergie que de s’extirper des carcans d’aujourd’hui pour contribuer à tracer des lignes de demain. Cela procure aussi, et c’est heureux, beaucoup moins de plaisir…

Bien sûr, il faut s’entendre sur la définition du mot « travail »[7]. Nous ne faisons pas allusion ici à la «valeur travail» du brillant Karl. Nos propos ne se limitent malheureusement pas à la sphère économystique et notre définition de la « valeur travail » dépasse allègrement les mornes horizons de la plus-value. La bourgeoisie (pour aller vite et avoir une chance de convaincre de nombreux camarades, qui en ont eux aussi bien besoin) a remporté une victoire cruciale en parvenant à faire assimiler le travail au salariat, aux heures de bureau, d’usine ou autres aliénations plus sournoisement modernes. Les imaginaires religieux, moraux, politiques et parfois philosophiques dominants ont donc fait en sorte de mettre dans le même sac l’épanouissement de la rencontre, de la réalisation de soi, de la construction autonome et collective et l’aliénation, l’autodestruction, le ressentiment, la tristesse.

        Le travail que l’on essaie de nous vendre a une sale gueule.

        La sale gueule du travail, c’est celle que dessinent l’immense majorité de ceux qui en parlent. C’est le temps volé à la fois à tous ceux qui n’ont même plus le loisir d’en parler et à ceux qui ne parlent plus que de ça. C’est un fétiche qui amoche ceux qui n’en ont pas et bousille ceux qui en ont un. C’est une poisse qui nous prive de donner du sens à nos vies, ce dont tout utopiste raisonnable entend se débarrasser avec le plus de diligence et de zèle possibles.

La sale gueule du travail, c’est l’inutile rendu indispensable, le vain travesti en fondamental, l’absurdité devenue logique. La sale gueule du travail, ce n’est pas se faire du bien; cest ne pas avoir le choix.

La sale gueule du travail, c’est le salariat vidé de tout ce qui est don, altruisme, désintéressement et partage[8].

La sale gueule du travail, c’est ce que les parents osent souhaiter à leurs enfants en sachant qu’ils en baveront plus qu’eux.

La sale gueule du travail, c’est la victoire de la soumission sur l’intelligence.

La sale gueule du travail, ce sont des individus qui meurent par défaut de collectif.

La sale gueule du travail, c’est penser s’en sortir en écrasant les autres et se faire écraser de ne jamais penser que cela peut se passer de bien d’autres façons.

La sale gueule du travail, c’est une souffrance qui malgré son intensité ne parvient pas toujours à réduire l’humain à un objet. C’est l’universelle aliénation de l’économie et du pouvoir, ou du pouvoir et de l’économie. C’est une tristesse fondamentale qu’il est impossible d’inverser totalement pour la transformer en joie authentique.

La sale gueule du travail, quand tu es riche, tu la vantes et tu la défends parce que tu crois qu’elle t’enrichit et quand tu es pauvre, tu en rêves et tu la mendies, parce qu’on t’a convaincu qu’elle te rendrait moins pauvre.

Mais comment parvient à s’imposer une telle mystification ? Car la critique du travail ne se contente pas de faire aboyer ceux qui s’échinent à la défendre pour préserver leurs intérêts, elle crispe aussi beaucoup de braves gens. Des gens comme vous et nous, qui ont la naïve intuition de penser que chacun est en droit de goûter la vraie vie et que cela demande beaucoup d’efforts. Là s’opère le glissement fatal : Ce nest pas le travail aliéné qui nous construit. Au contraire, il détruit à des degrés divers la plupart dentre nous. Même les cadres dentreprises, les « exécutifs », corps d’élite de larmée des zélateurs du trimard, osent avouer, loin de leurs chefs, que le taf les emmerde. Il était grand temps qu’ils cessent de confondre le travail et la vie.

Le travail ne mériterait pas son origine étymologique si l’on ne devait travailler que parce qu’on l’a décidé soi-même, mais c’est lorsqu’on commence à marner pour quelqu’un de vide ou quelque chose de vain qu’il devient une torture. Le travail a une sale gueule et ceux qui trouvent une quelconque satisfaction au trimard ne lui doivent rien. Il est sans doute possible d’être content d’y aller mais on est toujours content quand on le quitte. On peut aussi avoir des idées, faire des rencontres et quantité d’heureuses choses dans un « contexte professionnel ». La joie quon en tire na rien pourtant à voir avec le travail, mais avec la vie. C’est cette confusion fondamentale qu’entretiennent plus ou moins sciemment les pantins médiatiques qui tiennent lieu d’avant-garde inversée de notre époque intellectuellement morose. Ils sont relayés par une foule d’imbéciles qui, pressentant l’embrouille de manière confuse et diffuse, se rassurent et refoulent leurs douloureuses contradictions en martelant que le travail est une condition indispensable de l’équilibre et de l’épanouissement dont ils continuent pourtant à rêver après des années de bons et loyaux sévices.

Que les patrons, et tous ceux qui font bosser les autres pour eux chantent les louanges de la corvée, cela n’étonne personne. Mais il paraît bien plus périlleux de justifier la collaboration active de tous les masochistes qui chaque jour vont pointer et persistent à donner raison à leurs bourreaux. Même ceux à qui on nie tout droit à une existence autonome en les catégorisant en « demandeurs demploi » sont parfois prêts à tout pour en trouver. Lidée quavoir un boulot de merde vaut mieux que ne pas avoir de boulot du tout est – dit-on dans les journaux - communément admise. Dans ces conditions, tous les employeurs privés (ou publics) ont beau jeu de se livrer à un chantage qui dure maintenant depuis plusieurs décennies. Ils font ainsi d’une pierre deux coups en augmentant sans cesse, toujours plus vite, leurs profits[9] et en entretenant une obsession qui paralyse tout sens critique et qui obnubile la plupart de ceux qui pourraient enfin avoir le loisir de réfléchir.

Bref, tous restent bien dociles.

Il est plus que jamais dangereux d’accorder à la plèbe le temps de penser. C’est lorsque que l’on commence à réfléchir que l’on se met à dérouler la pelote du mensonge et du cynisme qui fondent nos sociétés. Il s’agit d’épuiser tous ceux qui ont un travail en ne leur laissant que des libertés utiles à la permanence d’un système[10]: devenir toujours plus triste devant la boîte à images, se bousculer pour acheter du vide dans les magasins (grands de préférence, on y perd plus de temps et on en ressort plus merdique), avoir l’illusion de rencontrer des gens pour se rassurer et se convaincre quon est bien le meilleur ou quau moins, il y a pire Pendant ce temps, tous ceux qui nont pas de travail ne pensent qu’à en avoir un pour pouvoir à leur tour prendre leur rôle.

Il y eut toutefois, il n’y a pas si longtemps, des époques heureuses pour certains car dangereuses pour les privilèges d’autres où l’on criait que l’on ne travaillerait jamais, que l’on avait bien d’autres charmants loisirs à honorer et qu’un soupçon d’astuce pouvait nous aider à vivre en intelligence sans condamner l’espèce. Mais depuis, sauf le respect de nos aînés médiatiques ou non,  l’époque est plutôt au reniement et à la décadence de la pensée. C’est ainsi que l’on se retrouve aujourd’hui la tête coincée dans un étau idéologique. Les pâh-trOns, les zhomes monopolhitiques et les médiocres médiatiques, concourent à qui mieux-mieux à « réhabiliter le travail », se livrent à un chantage au chômage pour imposer toujours plus de précarité, d’inégalités et de tristesse. Nous tentons bien de nous abriter de ces diarrhées  idéologiques et n’en ferions aucun cas si nous n’étions pas concernés.  Mais cette tristesse nous irrite, car elle déborde et répand sa bave dans nos rues, dans nos bistrots, dans nos têtes et celle de nos proches.

        Nous pensons au contraire qu’à quelque chose, chômage est bon Si labsence demploi est souvent considéré comme une calamité (ou un châtiment dont le chômeur serait le principal responsable), ce nest vraiment pas parce dans ce cas, on ne va pas s’assommer au chagrin. Si le chômage apparaît comme une épreuve, c’est parce que certaines effluves idéologiques nous poussent à le considérer comme tel. Si le chômeur souffre, c’est parce que ces mêmes miasmes idéologiques s’éreintent à détruire tout endroit de socialisation qui ne soit pas rentable, tout lien social non publicitaire donc commercial, à dresser les individus les uns contre les autres pour qu’ils puissent offrir le meilleur d’eux-mêmes à... leurs actionnaires et leurs patrons. Le milieu professionnel enregistre en la matière des succès notoires : il n’est pas d’endroit aussi rêvé pour stimuler son individualisme et faire prévaloir son intérêt personnel sur l’intérêt collectif. Au boulot et à tous ses échelons, les gens malades de sociabilité peuvent enfin se trouver des ennemis et occuper leur existence à les harceler, sans se dire à aucun moment qu’ils pourraient être les marionnettes d’un système qui ne leur rapporte rien. En ce qui nous concerne, et tant pis pour ceux que cela attriste, nous n’avons aucune envie de perdre du temps à nous chercher des ennemis. Ce temps, nous préférons de loin l’employer à trouver des amis.

 « Mon Dieu ! - nous réplique-t-on à lenvie-  Que connaissez-vous de la pauvreté et qui êtes-vous pour en parler ? Il est si facile d’être effronté quand on n’a pas une famille à nourrir! Savez-vous ce que c’est que de ne pas réussir à joindre les deux bouts ? ».

Nous sommes simplement convaincus que la vraie misère n’est pas celle que l’on croit, et que l’indignation ne révèle rarement autre chose que de réelles difficultés à assumer des contradictions personnelles. Nous avons également cru constater que lorsque que des baudruches en appellent au sens moral, elles parlent pour elles-mêmes mais toujours à la place de ceux qu’elles prétendent défendre[11]. Et puis nous n’aimons pas qu’on nous parle sur ce ton.

        Car dans le fond, qui est vraiment cynique? Nos sociétés font hardiment mine de courir après le « plein emploi » depuis plus de quarante années, beaucoup plus longues pour certains que pour d’autres, après plus de  « flexibilité », de « précarité », de « mobilité », d « employabilité », de « séparabilité », bref, dexploitation. Et si dans des pays amis, plus « efficaces » au sens inquiétant du terme, on arrive à s’approcher du plein emploi, on prend bien soin de garder une marge suffisante d’indigents pour permettre un appauvrissement généralisé flanqué d’un apprentissage discipliné de la soumission.

        Notre intention n’est nullement de nous moquer de la souffrance de quiconque, mais justement de démasquer les pantins qui s’érigent en gardiens des tabous fondateurs d’inégalités, ceux qui vivent très mal leur connivence avec un système inique et qui s’acharnent à vouloir le changer en profondeur à une seule condition : que tout reste à peu près pareil et qu’on continue à survivre tranquillement. Après tout, on est toujours mieux à notre place que tous ces pauvres gens qui en bavent…

Qui est immoral, quand il est plus mal vu de cracher sur le turbin que de délinquer en col blanc ? On dénonce plus facilement les pauvres « profiteurs » ou « parasites » que des patrons incompétents qui gagnent dix-mille fois plus. Notons que de temps en temps, on en envoie un en prison pour riches pendant que les autres continuent à essayer d’apaiser leur pathologique soif d'espèces.

Qui est immoral, quand certains osent encore utiliser le mot « exclusion », alors que cest précisément ce mot qui exclut ? Dès quon lutilise, on se rassure en saffirmant « inclus » : Nous, on a un travail. Un chômeur doit forcément être triste : il ne peut pas comme nous, aller surconsommer dans les très grands magasins, accéder à des rêves de niais devenus réalités comme les grosses voitures de cross, le heaume-vidéo ou les prothèses ondulatoires, s’acheter des vêtements que tout le monde porte ou payer pour partir en vacances dans des lieux plus atroces encore que ceux où l’on survit le reste du temps.

Les « exclus » seraient donc nos victimes expiatoires, victimes d’une malédiction qui nous dépasse, nous laisse impuissants, un fléau presque transcendantal, mystérieux et arbitraire comme les tornades ou la maladie (qui, elles non plus, ne tombent pas toujours du ciel…). Et puis, lorsqu’on est exclu, « on est toujours un petit peu coupable », au moins de devoir supporter ce dont tout le monde a peur

L’exclusion n’a pas de réalité objective. L’exclusion, ça n’existe pas. La pauvreté et son extrême, si. Nos sociétés ne doivent  pas s’en tirer à si bon compte, sans avoir à assumer un « dehors » dont elles ne seraient pas responsables. Il est dailleurs à prévoir que ce sont les chômeurs heureux qui les sauveront, en démontrant par lexemple que lon peut être épanoui en méprisant les valeurs dominantes, et que cela est non seulement conseillé, mais vital. Il est tout de même très séduisant de quitter un cauchemar pour un espoir bien aisé à concevoir avec un peu de bon sens. La fin des excès du travail aliénant nous laissera le temps de penser, réfléchir et créer des choses bien plus alléchantes et c’est pour notre part d’excellente humeur que nous irons pointer à l’auto organisation collective de nos destins un petit peu plus choisis.

        Aux tristes semblables qui disent s’épanouir à amasser, sans se douter que c’est là un des symptôme de leur paranoïa alimentée par la peur permanente de perdre un peu de leur pactole, nous fredonnons, sereins, une toute autre musique. Contrairement à ce qu’ils aiment prétendre, notre vision des choses n’est pas idéologique ni contradictoire avec nos existences mais bien empirique car avérée par nos réalités. Nous serons sans doute d’accord avec eux pour penser que l’autonomie est la condition première de l’épanouissement, mais doutons que nous ayons la même conception de l’autonomie. La nôtre n’a rien à voir avec l’argent ou le pouvoir qui peuvent donner l’illusion de la puissance mais qui séparent et alièneront toujours. Nous préférons cuisiner qu’acheter un service qui peut être un plaisir, jouer et chanter plutôt que nous contenter de regarder d’autres le faire, courir et nager que gagner, inventer l’amour plutôt que nous conformer aux mensonges qui courent sur son compte. Nous cherchons davantage à avoir des idées que nous évertuer à recycler celles qui depuis des siècles pourrissent irrémédiablement dans le formol de l’injustice. Nous ne prétendons pas être capables – cela serait bien présomptueux - de jouir de tous les plaisirs qui nous sont offerts mais sommes déterminés à être acteurs du plus grand nombre d’entre eux. C’est pourquoi nous recherchons toutes celles et ceux qui, intuitivement ou non, partagent notre amour du don, direct et non monnayable. Le temps consacré à étancher cette soif de joie est à notre avis le seul qui nous appartienne vraiment ; cest pour cette raison que nous en réclamerons toujours plus, pour tout le monde. Par bonheur, l’autonomie croît de façon exponentielle, jusqu’à faire oublier le temps. Dans le fond, nous aimons travailler, mais toujours à l’établissement conscient, collectif et poétique d’une nouvelle civilisation[12].

Qui serait assez fou pour refuser d’avoir enfin le temps d’écouter les enfants, de profiter de la nature avec infiniment plus de bénéfice que sa destruction n’en permet, de gagner du temps à regarder les nuages ou –encore !- des enfants[13] le cul dans l’herbe tendre, de peindre ou d’écrire soi-même son quotidien ? Nous sommes même disposés à cultiver des jardins, bâtir des maisons belles et solides, suer sur des poèmes, construire des chansons ou penser des écoles buissonnières ou tous seraient heureux d’aller[14]...

Ce projet contient le danger et le charme de l’incertitude, mais ne devient-il pas urgent lorsqu’on en arrive à sanctionner les punis et céder toujours plus de notre quotidien au néant des marchands ? Il est difficile de vénérer les valeurs de la compétition -« tous contre tous ! »-  et de largent -« rien nest offert ! »- sans vivre malade. Nous conseillons humblement mais avec force une posologie différente, car les tranquillisants nont jamais guéri personne et le PIB dune nation nest pas grand-chose au regard du taux de suicide de sa jeunesse. Commençons donc par cultiver la coopération et le don. Ces utopies nous font bien moins peur que les râles de piètres augures qui n’entrevoient qu’un avenir castré d’espoir. Présenter l’avenir comme une souffrance est construire de toute pièce cette souffrance.

Pour être moins lyriques, il faut d’urgence fuir le travail, abolir les profits et les salaires ou à défaut offrir à chacun-e un salaire d’humain, un digne revenu d’existence[15]. Le vingt et unième siècle sera paresseux, au sens joyeux du terme, ou ne sera pas.

Et que vivent la justice et la lutte, les pauvres généreux, les riches malheureux et les chômeurs poètes…

Table des matières






[1] Comme il est doux de bousculer les habitudes !

[2] La  « libre concurrence » qui devrait être source de saine émulation relève du mythe. Il est bien légitime de se demander ce qui cloche lorsquune même  idéologie fait de tous ceux qui la partagent des concurrents, des ennemis.

[3] Disons-le vite, lavenir pourrait nous faire mentir. Quoi qu’il arrive et en ce qui nous concerne, dès que nous entendons parler de morale - religieuse ou laïque, mais toujours magique, au sens terne du terme - nous sortons notre coussin péteur…

[4] Le temps nous manque: nous ne sommes pas nés avec une cuillère en argent dans la bouche et devons travailler pour becqueter. Et puis faire l’histoire du travail nous en demanderait trop.

[5] Paysans castrés de leur autonomie qui ont choisi le camp de « ceux qui savent mieux queux »…

[6] Calibre-t-on la paresse au nombre d’idées, d’heures de sommeil, d’heures de travail ?

[7] Il faut toujours s’entendre sur les définitions pour avoir une chance de tomber d’accord avec ses adversaires et s’apercevoir que l’on ne l’est pas forcément avec ses alliés.

[8] Avant de crier « mort au salariat ! », assurons-nous dabord que des propos si radicots soient vérifiables par les premiers concernés, où ils ne pourront pas nous croire. Désolés d’en informer les jeunes oisifs bien-nés qui finiront dans la « com »: La poésie nest pas absente des ateliers et des cuisines, des écoles ou même des bureaux !

[9] Pendant longtemps, faire des profits devait se faire dans la discrétion. Les rupins d’aujourd’hui ont remplacé cette prudente pudeur par l’arrogance. Une arrogance outrancière  qui a souvent été le prélude aux changements historiques importants…

[10] Ne levez pas la tête pour le chercher, le système, c’est nous tous.

[11] Ne nous méprenons pas, on a bien sûr le droit d’être moral (nous conseillons  pour notre part d’être éthique), mais merci de ne pas s’en servir comme grille de lecture ou simple argument :si l’on doit reconnaître une victoire à notre époque, c’est bien celle d’en avoir enfin fini avec la morale, concept plus que douteux.

[12] Comme le disaient d’autres qui, on le voit, ne manquaient pas non plus de modestie, les bougres !

[13] Entendons-nous bien ; les enfants, on peut s’en passer, hein…

[14] Nous les entendons d’ici, ceux qui grognent qu’ « une vie n’est pas facile à remplir », et qu’ « il n’y a rien de pire que d’être un roi sans divertissement ». Le salariat, loin de remplir les existences, contribue à les vider. Il est par contre bien des passions gratuites qu’une vie ne suffira jamais à assouvir. Manquer de temps n’est qu’un tracas somme toute bien accessoire lorsqu’il vous est arrivé de presser la vie jusqu’à ce que la mort n’en devienne que  dommage…

[15] Ne comptez pas sur nous pour nous sentir obligés de prouver que c’est possible: cela a déjà été  fait. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre.